La psychiatrie de secteur
[...] Le secteur a 50 ans. [...] Initialement des missions du secteur avaient été définies, mais elles n’ont pas été affinées et généralisées, ce qui fait que le secteur s’est développé, je dirais un peu dans le désordre, dans la disparité, et dans l’inégalité des moyens. En France on a un certain nombre de secteurs qui fonctionnent bien, qui sont dotés correctement, qui ont intégré des missions à peu près cohérentes, et puis d’autres secteurs qui sont sous-dotés, ou qui n’ont pas évolué. Chaque secteur finalement a eu choix de définir localement ses missions.[...]
La psychiatrie de secteur est un combat, pour le patient, son inscription dans la ville, les relations avec les riverains (1ère vidéo)
Maintenir une psychiatrie de secteur de qualité, intégrer les malades dans la cité, gérer les urgences avec peu de lits (2ème vidéo)
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Je me présente souvent d’une façon un peu humoristique, qui est la suivante : dans les salons, quand on dit qu’on est psychiatre, on vous demande « est-ce que vous êtes psychiatre psychanalyste ou psychiatre comportementaliste ? ». Ça veut dire en gros : « est-ce que vous êtes de droite ou de gauche ? ». Alors moi je réponds toujours : « je suis psychiatre optimiste ». C’est à la fois une plaisanterie, mais c’en est pas tant que ça, je pense que notre métier de psychiatrie publique, il implique avant tout deux qualités je pense : la loyauté, et l’optimisme. La loyauté c’est pour dire la vérité aux gens : dire des choses réelles, des choses vraies, ne pas les rouler dans la farine. Et l’optimisme, c’est ce qui permet aux gens d’entendre ces vérités, parce que ce sont des vérités qui sont souvent difficiles, et il faut que les gens soient soutenus et portés. Les maladies mentales sont des maladies décourageantes au long cours, des maladies au long cours, décourageantes, qui entraînent beaucoup de souffrance, de repli sur soi, et de sentiment de désespoir. Donc je pense que les équipes soignantes ont – dans la mission des équipes soignantes il y a « construire un optimisme de combat ». Pas un optimisme béat, béni-oui-oui, « tout va bien dans le meilleur des mondes » - non, tout ne va pas bien du tout, mais les psychiatres et les équipes ont besoin d’une utopie, d’un enthousiasme, et d’un optimisme. Si on ne construit pas ça, la psychiatrie s’enfonce souvent dans une espèce de déchéance, de désespoir tranquille, ou alors de perte d’objectif complète, où les gens font n’importe quoi.
Donc l’esprit d’équipe est pour moi essentiel à maintenir cette combativité. De toute façon, moi je pense que la psychiatrie de secteur ne peut être qu’un combat : elle ne peut reposer que sur une combativité particulière. Il y a une hostilité naturelle entre folie et société, il faut bien le reconnaître : les fous n’aiment pas toujours le fonctionnement social ou le champ social, et la société le leur rend bien – sous les deux formes qu’on connaît bien, c’est : l’abandon, l’exclusion, la relégation, ou la contrainte, la force, la violence. Alors quand on parle de la violence des malades mentaux, je pense qu’une grande partie de cette violence est une violence de rétorsion face à des exclusions sociales, à des stigmatisations, à des mises à l’écart, à des refus de dialogue – que ça soit du côté des malades ou du côté de leur entourage familial. Une partie, en tout cas, de la dangerosité réputée des malades mentaux est une réponse à des mécanismes sociaux violents d’exclusion, de maltraitance.
Alors, donc il faut être combatif. Il faut être combatif sur le terrain, et il faut être en interlocution permanente, et en dialogue. Moi je considère que dans ma mission de psychiatre de secteur, il y a un tiers du temps qui est à passer à l’extérieur de l’institution dans des dialogues avec différents interlocuteurs – que ce soit les élus locaux, les services de logement, les travailleurs sociaux de proximité, les circonscriptions sociales, les tuteurs et curateurs, l’AMDPH, et les médecins généralistes, à ne pas oublier parce que les médecins généralistes sont encore à distance de la psychiatrie. Il y a même, au niveau du CMS, centre municipal de santé, disait : « on ne sait pas travailler avec les généralistes ». Pourtant le CMS devrait être un peu le lieu de convergence des pratiques publiques et libérales. Mais il y a encore trop de distance entre généralistes et psychiatrie, et il faut réduire cet écart. Il y a énormément encore de méconnaissance et de mythologie autour des maladies mentales et de leurs traitements, et qu’il faut passer son temps, une partie de son temps, à déjouer ses méconnaissances.
Alors je vais commencer par vous raconter une petite histoire simplement : à 150 mètres de la clinique, ils ont ouvert une école maternelle et primaire. Et donc les enfants croisent régulièrement les malades du centre. Et levée de boucliers des parents, au bout d’un moment, c’est : « nos enfants sont exposés aux dangers de la folie, à proximité de leur école. Certains enfants ne veulent plus y aller, certains enfants sont terrorisés par les malades » etc. Les malades mentaux aiment bien les enfants en général. Non pas parce qu’ils sont pédophiles, mais parce que souvent, ils se raccrochent, je dirais, à l’enfance, comme une période où ils n’étaient pas encore malades ou…Donc il y a beaucoup de patients qui aiment bien faire la sortie de l’école. Les enfants rencontrent ces personnes, et les parents s’insurgent et s’inquiètent. Donc on dit : « on va faire une réunion de quartier ». Réunion de quartier à l’école Olympe de Gouges. Pas seulement avec les parents d’élèves, mais les gens du quartier, pour leur parler un peu de ce qui les inquiète. Quand on est dans le combat de la psychiatrie de secteur, il faut aller à la bataille. Il faut aller à la bataille avec des options stratégiques, avec un repérage des protagonistes – alors j’arrive dans la salle, je vois le groupe de parents, hostiles, je vois aussi qu’il y a d’autres gens, qui sont venus par curiosité, qui ont envie de savoir des choses, il n’y a pas que l’hostilité. Mais il y a une forte hostilité. Et j’essaye de repérer déjà quels sont les protagonistes de cette – alors je vois un petit bonhomme, une espèce de zébulon un peu fou qui a pris les devants et qui commence à hurler, à gueuler, à râler, sur un mode d’ailleurs très « limite ». Au bout d’un moment je vois le groupe de parents qui essayent de le contrôler parce qu’ils se disent : « celui-là, il est vraiment…on ne sait pas très bien de quel côté il est ». Je commence à leur parler en leur disant : « voilà, il y a combien d’enfants dans cette école ? ». Il y a 240 enfants. « Parmi ces 240 enfants, il y aura 3 ou 4 malades schizophrènes. Parmi vos enfants. Il y aura 3 ou 4 personnes atteintes de troubles de l’humeur sévères, qui auront des hospitalisations psychiatriques. Il y aura une dizaine de toxicomanes. Il y aura quelques anorexies mentales ». Alors, « ce qui m’ennuie », je leur dis, « c’est que je ne peux pas vous dire lesquels ». Donc je dis au zébulon : « ça peut être les vôtres ». Puis je me retourne vers l’adjoint au maire et je luis dis : « ou ça peut être les vôtres ». Et là, l’adjoint au maire a une réaction bizarre, de frayeur, il me dit : « non, non, non, les miens, ils ne sont pas dans cette école-là ». Donc éclat de rire général, bref, ça détend l’atmosphère – l’humour est un excellent outil de combat, donc quand les gens commencent à rire, ça va, on peut commencer à parler, l’hostilité baisse d’un cran. Et donc je leur dis : « donc il y aura une trentaine, une vingtaine, une trentaine de personnes, de vos enfants, qui vont avoir affaire à la psychiatrie. Est-ce que vous préférez qu’ils aillent en exil à l’asile de Ville-Evrard, ou est-ce que vous préférez qu’ils soient soignés à proximité de chez vous ? ». Alors, là le débat s’engage sur d’autres bases, et les gens commencent à s’intéresser à « qu’est-ce que c’est ? ». Après on commence à parler des fous. Alors il y a le zébulon qui dit : « mais en fait, vous, vous avez des oufs ou des gogols ? ». Deux catégories. Je dis : « non, non, c’est des oufs, mais vous savez, c’est difficile de quantifier la folie. La folie, c’est vraiment un phénomène humain général, on a tous des moments un peu fous ». Donc je passe en revue un peu les moments de folie qu’on peut avoir dans une existence, « et puis il y a des gens qui malheureusement sont touchés par des affections qui les rendent peut-être un peu plus fous que d’autres, mais pas tout le temps ». On introduit ce dialogue entre « folie » et « maladie mentale », quelle est la différence, qu’est-ce qui fait que finalement la frontière n’est pas aussi nette que ce que les gens voudraient penser.
Après, il n’y a plus de problème majeur avec l’école Olympe de Gouges. Donc vous voyez, il faut consacrer une soirée. Ça a des effets importants je pense – le secteur, la bataille du secteur se gagne quartier par quartier, voisinage par voisinage, famille par famille, immeuble par immeuble…Et donc, ce travail d’intégration et de pédagogie de l’intégration – de pédagogie aussi de déjouer la peur. Déjouer la peur, c’est un travail qui demande des efforts, mais qui est profondément rentable. C’est-à-dire – si vous allez à Trieste actuellement, la ville de Basaglia, vous pouvez voir que les malades mentaux sont très bien intégrés : c’est-à-dire, il n’y a plus de peur majeure concernant les malades mentaux. Ils sont sortis de l’asile, ils sont dans la ville, et les autorités, les élus locaux favorisent le non-recours à l’hospitalisation, et en particulier à la contrainte. Je vous rappelle que Bonnafé, un des fondateurs du secteur, disait : « la place du psychiatre n’est pas derrière ces murs mais sur la place publique ». Sur la place publique dans l’interlocution avec les citoyens, et au service de la cité. On sait maintenant que l’évolution des psychoses en particulier est plus favorable si le malade est maintenu dans la vie sociale que s’il est isolé, enfermé, et reclus.
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Le secteur a 50 ans. Il y a eu une longue période où le ministère de la Santé a fermé le bureau de la santé mentale, et où donc le secteur s’est développé en roue libre je dirais, d’une certaine façon. Il y avait initialement des missions du secteur qui avaient été définies, mais elles n’ont pas été affinées et généralisées, ce qui fait que le secteur s’est développé, je dirais un peu dans le désordre, dans la disparité, et dans l’inégalité des moyens. En France on a un certain nombre de secteurs qui fonctionnent bien, qui sont dotés correctement, qui ont intégré des missions à peu près cohérentes, et puis d’autres secteurs qui sont sous-dotés, ou qui n’ont pas évolué. Chaque secteur finalement a eu choix de définir localement ses missions. Ce qui est à la fois une bonne idée mais qui manque de cadre. C’est comme pour les CLSM actuellement, on est en train de demander une charte des CLSM pour que – les conseils locaux de santé mentale – pour qu’il y ait quand même un cadre de définition d’à quoi ça sert, un conseil local de santé mentale, et que ça ne se développe pas dans une totale anarchie. Je ne dis pas que le secteur est anarchique, mais le secteur est disparate, et donc quand l’UNAFAM nous interpelle – moi je raconte ma sauce sur le secteur, mais les parents de l’UNAFAM au niveau national me disent : « bon d’accord, ok, vous, vous faîtes ça mais chez moi ils ne font pas ça du tout ». Donc il faut, à mon avis, si on veut sauver le secteur, il faut – et à mon avis on le sauvera, parce que l’état sait bien que la seule expérience qui ait permis vraiment de transformer des préoccupations qui au départ sont des préoccupations de sécurité publique, de les transformer en soins, de transformer une trajectoire qui s’inaugure par un problème de sécurité, un problème de contrainte, de le transformer en soins et en attention, seules les équipes de secteur savent faire ça. Et ce n’est à un niveau territorial de 300 000 habitants qu’on peut réaliser cette opération de transformation, de conversion en soins et en attention, de quelque chose qui s’inaugure par un problème de sécurité publique.
Alors, la mission de santé publique, c’est simple, c’est : accès aux soins, proximité, réactivité, mobilité, disponibilité. Donc, voilà, ces termes-là sont des termes simples mais qui sont peu pratiqués encore par une grande partie des équipes de secteur – en particulier la mobilité. Alors, il y a traditionnellement les VAD dans les CMP, visites à domicile, mais il y a peu de secteurs qui ont mis en œuvre une mobilité sur l’urgence. C’est-à-dire un centre d’accueil et de crise qui fonctionne vraiment comme un centre d’accueil et de crise, qui reçoive sans délai, à bas seuil, c’est-à-dire qui ne se pose pas a priori la question du diagnostic avant de recevoir, qui se pose la question de l’accueil avant la question du diagnostic, accueil de toute souffrance psychique aiguë, ou même de situation de détresse psychosociale. L’accueil ici qu’on a, que je vous ferai visiter tout à l’heure, c’est un accueil qu’on a choisi sans lit. Il n’y a pas de lit. La plupart des centres d’accueil ont des lits, et le problème du lit, si vous voulez moi je ne suis pas hostile au lit, il y a eu une époque la psychiatrie sans lit, vous savez, les psychiatres militants du secteur, certains d’entre eux en tout cas, voulaient faire de la psychiatrie sans lit. En disant : « le lit ça fige, ça tourne à l’asile de façon systématique ». Donc il y a eu beaucoup de gens qui se sont battus, y compris mon prédécesseur Yves Baillon, il s’est battu contre l’hospitalisation. Il a mis en œuvre l’accueil contre l’hospitalisation. Pour vider les lits. Et on est arrivés sur la Seine-Saint-Denis à 20 lits par secteur, donc très peu. On a 20 lits pour une population de 70 000 habitants. Donc on n’a pas – et on ne s’en plaint pas. Alors, les institutions par contre se plaignent : les maisons de retraite, les MASS. « Oui, on veut vous hospitaliser des gens et vous n’avez pas de place, vous n’en avez jamais ». « Non, non, on ne va pas faire comme ça. On va travailler avec vous, on va aller chez vous », sur le secteur il faut travailler avec les institutions et avec la population, sinon on est très vite débordés, les 20 lits vous imaginez, comment on pourrait les immobiliser avec des grands malades chroniques si on n’avait pas ce pari de l’insertion et de l’intégration des malades dans la vie de la cité.
Le partenariat, la collaboration partenariale est productive du point de vue d’une réduction des appels à la psychiatrie : quand les gens sont en confiance avec la psychiatrie, ils osent faire des choses sans la psychiatrie. Ils savent qu’ils ont ce recours, et on a beaucoup moins d’appels « déconnants » de la part de l’équipe de Jean Verdier, qui en a dans d’autres hôpitaux généraux, où on appelle la psychiatrie à tout bout de champ dès qu’une personne s’agite.
Le premier réflexe de l’urgentiste c’est d’isoler le malade. Le premier réflexe du psychiatre ne doit pas être de séparer le malade des gens qui l’accompagnent. Au contraire, d’essayer de déconstruire la situation d’urgence, c’est-à-dire de comprendre ce qui a conduit à l’urgence. Parce que l’urgence psychiatrique – il y avait même des collègues à une époque qui disaient : « il n’y pas d’urgence psychiatrique hors le risque suicidaire mélancolique ». Moi je pense qu’on ne peut pas avoir cette position en psychiatrie : l’urgence psychiatrique n’est pas une urgence objective, rarement, ce n’est pas une urgence vitale objective, c’est un vécu intersubjectif d’urgence. Et il faut que la psychiatrie intègre l’idée qu’elle prend en charge non pas une réelle urgence médicale, mais un vécu collectif, un vécu d’un groupe qui est débordé et qui ressent une urgence, et qui ressent vraiment une profonde détresse. Et donc la psychiatrie doit s’ouvrir au groupe, à ce qui se passe dans ce groupe, essayer de comprendre ce qui a conduit à cette situation d’urgence. Donc, avec le malade seul – ça n’exclut pas la prise en charge du patient, et l’individualisation de la prise en charge du patient, mais dans un premier temps, ça doit être un temps collectif. Il faut accepter ce tsunami émotionnel, qui est la situation d’urgence psychiatrique, dans laquelle il y a deux ou trois ou quatre ou cinq personnes qui d’un seul coup, on a l’impression que la folie est générale, il y a une espèce d’agitation ambiante, qu’on va être débordé – d’emblée, l’accueillant psychiatrique ne doit pas avoir dans l’idée d’évacuer le malade, mais au contraire de construire un lien durable. Et donc l’accueil va se faire en plusieurs coups. Quand on voit un malade aux urgences de Jean Verdier, en général ça se termine par un rendez-vous le lendemain à l’unité d’accueil ici. Et on va voir plusieurs fois le malade, et parfois plusieurs fois en état aigu. La construction se fait de façon progressive, sur une, deux, trois semaines, et pas de façon immédiate. C’est rare qu’on procède immédiatement à une hospitalisation, y compris dans des situations de crise. Chaque fois qu’on hospitalise un patient, il faut se poser la question : « pourquoi on l’hospitalise ? Est-ce qu’on doit l’hospitaliser ou pas ? ».
Communication du Dr Patrick Chaltiel en janvier 2012
à Bondy devant des étudiants du
Diplôme Inter-Universitaire Santé mentale
dans la communauté proposé conjointement par les universités de Lille et Paris 13,
les équipes des établissements de EPSM de Lille
et l'APHM Marseille avec le Centre Collaborateur de l'Organisation Mondiale de la Santé.
Mise à jour : 26.02.2015