L'amour et la sexualité dans les psychoses
Pierre-Henri Castel, modérateur, observe que l’amour et la sexualité dans les psychoses sont des sujets très peu abordés dans les formations alors que les soignants y sont confrontés au quotidien. L’amour et la sexualité peuvent, pour les patients psychotiques, être destructeurs, ou au contraire sources d’apaisement, en fonctionnant en tiers et en réarticulant les relations. Ce colloque prendra l’hypothèse que des éléments sont communs à tous, psychotiques ou non, dans le cadre de la relation amoureuse, que ce soit les questions du tissage entre l’érotisme et la tendresse ou de la pluralité des jouissances.
Les soignants face aux psychotiques amoureux
Anne-Irène Gagnon, cadre de santé au CMP, Christine Giraudet, infirmière au CMP, et Edith Beaussier, infirmière à l’unité d’UHTP du 18è Secteur Ville-Evrard, présentent le cas d’un patient schizophrène et de sa prise en charge clinique dans le cadre de son histoire amoureuse avec une autre patiente et de leur désir d’enfant.
Pierre-Henri Castel note que la lettre d’amour, en l’espèce celle que le patient a envoyée à une soignante, peut être considérée comme un écrit ayant une fonction de médiation et de conservation du lien de soin. Anne-Irène Gagnon observe toutefois que ce type de lettre suscite généralement une certaine interrogation au sein de l’équipe soignante. Pour Jean-Jacques Tyszler, modérateur, ce cas clinique pose également la question de l’évolution du rôle des soignants ces dernières années dans le cadre du désir d’enfant de leurs patients. Christine Giraudet précise que les patients, lorsqu’ils sont tous deux adultes, sont aujourd'hui accompagnés dans leur choix ou non d’avoir une famille.
Un couple qui va bien
Xavier Lallart, psychiatre au 10è Secteur Ville-Evrard, présente le cas d’un couple de deux schizophrènes qui s’est formé au CMP.
Julie Varoqueaux, infirmière au 10è Secteur Ville-Evrard, explique que les deux patients, qui sont pris en charge au CATPP de l’Agora, vivent ensemble depuis plus de deux décennies et sont parvenus à un certain équilibre. Ils n’ont ainsi pas été hospitalisés depuis lors. Xavier Lallart se déclare frappé par certaines similarités dans les parcours des deux patients, notamment en termes de milieu familial, ajoutant que la sexualité semble, dans ce couple, se situer au second plan et que le sentiment de dépendance affective paraît plus important que dans les couples ordinaires. Patrick Rosenfeld, psychiatre responsable de l’hôpital de jour Agora, Ville-Evrard, considère qu’il s’agit sans doute davantage d’une relation d’étayage, et rappelle par ailleurs que la prise en charge de deux patients au sein d’une même entité fonctionnelle implique une grande prudence et un certain tact. Edith Beaussier note qu’il s’agit bien d’une relation amoureuse pour les patients, celle-ci, comme dans tout couple, se transformant au fil du temps.
Pluralité des jouissances dans les psychoses
Bernard Vandermersch, psychiatre et psychanalyste, insiste en préalable sur la polysémie du terme de « jouissance » et rappelle les propos de Lacan qui indiquait que « tous les besoins de l’être parlant sont contaminés par le fait d’être impliqué dans une autre satisfaction, à quoi ils peuvent faire défaut ». Il met ainsi en avant que l’intrusion du langage détermine les différents types de jouissances. A son sens, la satisfaction génitale ne semble pas poser de problème en tant que telle à la plupart des psychotiques, tant qu’elle n’est pas à proprement parler sexuelle, c'est-à-dire détachée de toute nécessité pour le sujet de s’affirmer par rapport à l’autre sexe, autrement dit quand l’enjeu n’est que de plaisir, sans responsabilité quant aux conséquences de l’acte.
Pierre-Henri Castel s'interroge sur la place de l’amour dans cette pluralité des jouissances. Bernard Vandermersch rappelle, dans le cas du Président Schreber, que celui-ci conservait une affection désexualisée pour son épouse. Olivier Douville, psychologue et psychanalyste, 10è et 18è Secteur Ville-Evrard, considère que la notion de « filia » pourrait sans doute être approfondie. Jean-Jacques Tyszler note que les différents mots utilisés tels que l’amour et le désir sont difficiles à relier, non seulement pour les psychotiques, mais également pour les névrotiques. La psychose pourrait, en ce sens, révéler, sur un mode paroxystique, des problématiques qui s’imposent à tous. Bernard Vandermersch relève également un conflit d’espace dans le cadre de l’objet du désir, tandis que l’amour vise une image et est toujours narcissique.
Histoire et actualités de la notion de psychose passionnelle
Olivier Douville, psychologue et psychanalyste, 10è et 18è Secteur Ville-Evrard, rappelle que l’érotomanie a été incluse dans les psychoses passionnelles par de Clérambault. Le vocable « passion » est emprunté au latin « passio » issu du verbe « patior », qui signifie souffrir. Le terme de « passion » a pris un sens actif au fil des siècles, consacré par le mouvement du romantisme. La thérapie par la parole se réfère quant à elle aux stoïciens, et la passion se définit alors en une manie, un attachement exclusif, impérieux peu traitable, si ce n’est intraitable. De Clérambault inscrit la passion dans le cadre des pathologies délirantes, donnant naissance à la clinique passionnelle.
L’érotomanie, qui diffère de l’idéalisme passionnel et de la revendication, commence par un postulat qui s’impose comme une révélation illuminant la vie du sujet. De Clérambault rappelait que « l’astre de l’amour [était] attribué à l’autre » et distinguait trois phases, l’espoir, le dépit et la rancune, précisant que l’érotomanie ne se confondait pas avec un désir de jalousie, la question du rival étant secondaire. Selon lui, ce qui aimante le délire érotomaniaque, c’est que l’autre n’y répond pas. L’érotomane aime, mais n’est que très peu concerné par la question de la sexualité et de la jouissance sexuelle. Cette déliaison invite d'ailleurs à se reposer la question de l’amour dans les psychoses.
Bernard Vandermersch observe, dans le champ des paranoïas, que l’objet de l’érotomane est généralement le lieu du savoir, et ajoute que l’absence d’incertitude ne permet plus au patient d’être sujet. Jean-Jacques Tyszler note que l’importance d’un regard ou d’un timbre de voix dans le cadre de l’érotomanie témoigne que le monde peut basculer sur un « tout petit rien ».
La vierge noire : délire de grossesse
Evelyne Lechner, psychiatre et chef de Pôle du 18è Secteur Ville-Evrard, rappelle en introduction les mots d’Emma Santos qui s’exprimait ainsi depuis son asile dans La Malcastrée : « La matrice avale l’enfant que je n’ai pas fait, engloutisseuse. Je marcherai le ventre rempli toute ma vie, femme enceinte dans la lumière entre la terre et la mer ». Que signifie être enceinte sans être engagée dans la moindre histoire d’amour ni sans avoir eu de relation sexuelle ? Si le phénomène a été décrit dès Hippocrate, Toulouse et Marchand rappellent en 1901 que, pour parler d’idée délirante de grossesse, il est nécessaire que la croyance repose sur des faits manifestement faux, par des procédés de jugement nettement irrationnels.
Evelyne Lechner observe que ces phénomènes sont plus fréquents que la place qui leur est accordée dans la littérature ne le laisse penser. Au sein des patients qu’elle a suivis au cours de sa carrière, tous ceux qui présentaient ce trouble étaient des femmes diagnostiquées schizophrènes paranoïdes. Le délire de grossesse se manifestait de manière criante dans les périodes de décompensation et persistait parfois au-delà. Les patientes affirmaient le plus souvent que les relations sexuelles n’étaient pas obligatoires pour tomber enceinte et toutes les tentatives de dissuasion semblaient les exaspérer.
Evelyne Lechner analyse le cas de deux patientes et observe que le délire tente de produire du sens et que l’enjeu est, en réalité, d’accoucher de soi-même, de parvenir à lever symboliquement le déni et de progresser vers une place de sujet pouvant accéder sans danger à l’autre. Emma Santos s’exclamait : « Moi, vieille terre ravagée, moi vieille folle, je vis, je revis. J'ai la vie en moi, j'ai en mon ventre une nouvelle race, j'arrache au trou de folie un fœtus. »
Jean-Jacques Tyszler observe qu’il s’agit d’instituer un auto-engendrement sans filiation. Revenant sur le cas de l’une des deux patientes, il rappelle que l’ordre du langage dans certains textes religieux impose des prescriptions à la reproduction et même à l’érotisme. Michel Jeanvoine, psychiatre et psychanalyste, note que ces questions d’auto-engendrement sont d’une extrême actualité, avec les nouvelles techniques médicales.
L’éveil du printemps
Hervé Bentata, psychiatre et psychanalyste, souligne que l’adolescence est un moment où les tourments, en particulier sexuels, prennent parfois une dimension dramatique chez certains adolescents fragiles diagnostiqués dans cette catégorie controversée de « borderline ». Or les effets ravageurs (suicide hyper-violent, bouffée délirante…) de l’amour chez ces adolescents de structure psychotique paraissent davantage liés au sexe qu’à l’amour, et plus fréquents chez les garçons. Si l’amour lie, le sexe délie, comme en témoigne d'ailleurs l’origine latine du terme, « secare » signifiant séparer, couper. Hervé Bentata souhaite s’appuyer, pour approfondir cette réflexion, sur la pièce L’éveil du printemps de Frank Wedekind publiée en 1891, qui met en scène l’accès à la vie adulte et à la sexualité de plusieurs adolescents et a été commentée tant par Freud que par Lacan. Lacan présentait le drame et le suicide de Moritz en ces termes : « Moritz, à s’en excepter de ce tout, s’exclut dans l’au-delà. C’est au royaume des morts que les non-dupes errent ». Chez Moritz, viennent en effet se croiser deux positions d’exception : la position d’exception du féminin pour laquelle toute jouissance n’est pas phallique (concept de pastout), et la position du sujet psychotique pour lequel il y a forclusion du nom-du-père. C’est fondamentalement dans ce redoublement mortifère d’un point de défaillance psychotique et d’une position sexuée féminine que paraît se retrouver Moritz.
Cette configuration structurelle particulière, que l’on pourrait nommer « théorème de Moritz », apporte à la clinique des lumières inédites sur la mélancolie et ses tourments suicidaires. Elle éclaire aussi les raisons de l’accès si violent et immédiat à la mort dans la psychose et ses raptus. Ainsi, avec l’analyse qu’en fait Lacan, Wedekind fait avancer la clinique, particulièrement pour les adolescents et l’amour, notamment lorsqu’ils sont fragiles, de structure borderline et que leur faille psychotique se redouble avec une position sexuée féminine. Dans ces situations somme toute assez fréquentes à l’adolescence, ne serait-ce qu’à penser à ces suicides si brusques et violents chez l’adolescent pour une mauvaise note, le théorème de Moritz acquiert une véridicité clinique pour le clinicien, celui-ci puisse-t-il en être averti pour prendre garde aux conséquences dévastatrices possibles pour ces sujets.
Jean-Jacques Tyszler note que le « dérapage » dans le cadre de la disjonction de l’amour et du désir pourrait faire l'objet d’une réflexion, au-delà des seuls patients psychotiques.
Actualité de la solution joycienne
Michel Jeanvoine, psychiatre et psychanalyste, évoque l’amour et le lien passionnel entre Joyce et son épouse Nora, notamment dans le cadre des Lettres à Nora. L’œuvre de Joyce se prend elle-même comme son objet et refuse tous les corps institués. Joyce crée des « épiphanies », un mot par lequel il renvoie à une soudaine prise de conscience de l'« âme », les épiphanies pouvant être ce qu’il resterait sur une plage après le ressac. Michel Jeanvoine observe que Joyce fait l’expérience des épiphanies sur le corps de Nora et rappelle d'ailleurs qu’Ulysse se termine par un cri de jouissance. L’écriture surgit de ces moments de tentative de conjonction entre l’être et l’avoir dans le rapport sexuel et Nora est une table d’écriture qui va nouer les trois registres et engager de la jouissance : « Guide-moi, ma sainte, mon ange. Conduis-moi sur ma route. Tout ce qui est noble, exalté et profond et vrai et émouvant dans ce que j'écris vient, je le crois, de toi. Ô accueille-moi au plus profond de ton âme et alors je deviendrai vraiment le poète de ma race. Je ressens cela, Nora, en l’écrivant. Mon corps pénétrera bientôt le tien. Ô si seulement mon âme pouvait faire de même. Ô si je pouvais me blottir dans ton ventre, comme un enfant né de ta chair et de ton sang, être nourri de ton sang, dormir dans la chaude obscurité secrète de ton corps. » L’art de Joyce consiste en ce savoir-faire sur le « sinthome ». Son œuvre pose également la question de l’auto-engendrement et du dispositif du transfert.
Jean-Jacques Tyszler considère que Joyce raconte à sa façon qu’une lettre ne donne pas congé à l’objet qui l’anime. Evelyne Lechner rappelle l’importance, pour un patient, de pouvoir instaurer une distanciation sur le délire. A cet égard, l’écriture peut présenter une fonction thérapeutique, comme le montre Bernard This dans son article Placenta et écriture. Michel Jeanvoine note que de nombreux patients écrivent ou laissent une trace, quelle que soit la forme artistique empruntée. Jean-Jacques Tyszler considère que le rapprochement par Lacan de l’autre du langage et de l’autre du corps prend, là, toute sa consistance en clinique.
Contributions
Programme de la journée à télécharger
Compte rendu de la journée : société Ubiqus
Illustration : Eloi Valat
Contacts
Association Ecole de Ville-Evrard
Dr Xavier Lallart, psychiatre
Alain Bellet, psychologue
alain.bellet(at)bbox.fr
Tél. 06 60 67 20 35
Mise à jour : 20.03.2017